BIOGAPHIE D’EUGÈNE GABRITSCHEVSKY
Qui était Eugène Gabritschevsky, cet homme dont l’œuvre est fascinante pour le spectateur averti comme pour le profane ? Quel est le secret de ce biologiste de renom en Allemagne et aux Etats-Unis qui devint, retranché dans un hôpital psychiatrique en 1929, aquarelliste et dessinateur ? Nous savons peu de choses de lui, cependant, sa personnalité et son histoire peuvent être approchées grâce aux lettres écrites par son frère Georges.
Né à Moscou en décembre 1893, Eugène Gabritschevsky passa son enfance en Russie. Il était l’un des cinq enfants d’une famille de la haute aristocratie moscovite.
Russe polonais, son père était bactériologiste, il avait travaillé auprès de Pasteur à Paris et de Koch et Ehrilch en Allemagne . De retour à Moscou, il y fonda un Institut bactériologique. Éminent scientifique, il élabora un vaccin contre la scarlatine mais disparut précocement en 1907. La gratitude des russes fut inscrite dans un buste réalisé par Auguste Rodin en sa mémoire. C’est le métier de ce père qui influença l’inclination de l’enfant pour la science et de l’étudiant pour la recherche.
Sa mère, quant à elle, appartenait à une famille de fonctionnaires supérieurs et de diplomates. Femme intelligente, elle avait conçu le projet d’offrir à ses enfants la meilleure éducation possible, grâce à des précepteurs de langues étrangères, musique, danse, peinture, philosophie et droit. Les enfants s’épanouirent ainsi dans un milieu très cultivé. L’oncle maternel recevait dans la grande maison de Moscou, les célébrités du temps, comme Tolstoï. La famille réalisa de nombreux voyages en France dès 1907, puis en Grande-Bretagne, en Norvège et en Suède en 1914. L’entourage de celui qui devint, plus tard, un peintre, fit de sa jeunesse une période de grande richesse culturelle. Les lectures d’Hoffmann et E.A. Poe, les images, les amis, tout contribua à affiner la sensibilité du jeune homme.
La famille avait aussi pour habitude de séjourner durant l’été dans une vaste propriété dans le territoire du Don. Les enfants s’y livraient à l’observation de la nature et c’est un goût prononcé de l’entomologie qui orienta les études d’Eugène. Commencées dès le début de la première guerre mondiale, il les prolongea par des travaux en biologie à l’Université de Moscou, qui l’amenèrent à se spécialiser dans la recherche sur l’hérédité. L’œuvre scientifique d’Eugène Gabritschevsky débuta en 1924 à l’Université Columbia de New-York et se poursuivit dans le laboratoire Woods Hole dans le Massachussets. Abeilles, guêpes, mouches et parasites étant l’objet de mutations complexes, il en déduisit les prémices des lois de l’hérédité. Aux Etats-Unis, il réalisa des travaux importants auprès du professeur Morgan, célèbre pour ses recherches sur les chromosomes et les gènes. A l’Institut Pasteur à Paris, E.Gabritschevsky travailla de 1926 à 1929. De cette recherche et de sa formation scientifique, il conserva par la suite un grand souci du détail et de la précision.
Ses travaux de recherche furent interrompus par des troubles du comportement qui nécessitèrent son internement dans l’hôpital de Haar près de Munich en 1929.
Quelle est l’origine de cette crise, que son frère décrit par sa soudaineté et sa violence ? Peut- être un amour contrarié avec une jeune femme américaine en fut la cause mais il se peut aussi que le contexte de la Révolution russe de 1917 qui l’avait profondément marqué par sa violence puis de l’émigration en Europe et aux Etats-Unis qui suivit et enfin la mort de sa mère aient affecté la sensibilité de son caractère.
L’histoire du scientifique s’arrêta en 1929, date à laquelle commença sa vie de peintre isolé et tourmenté par la maladie. Cette seconde époque qui s’acheva par sa mort en 1979 fut une longue succession de périodes créatives dont les seuls témoignages qui subsistent, sont ces œuvres sombres et secrètes envahies de fantômes et de présences séduisantes.
PRINCIPALES EXPOSITIONS PERSONNELLES
25 février – 25 mars 1961, Galerie Alphonse Chave, Vence.
15 juillet – 15 septembre 1961, Galerie A.Chave, Vence.
5 octobre – 4 novembre 1961, Galerie Daniel Cordier, Paris.
5 octobre – 4 novembre 1961, Galerie Daniel Cordier, Francfort.
24 octobre – 11 novembre 1961, Daniel Cordier-Michel Warren, New-York.
5 août – 8 septembre 1962, Galerie A. Chave, Vence.
décembre 1962, Galerie Saint-Georges, Lyon.
22 novembre – 29 décembre 1962, Robert Fraser Gallery, Grosvenor.
7 novembre – 3 décembre 1964, Galerie L’Oeil Ecoute, Lyon.
8 décembre 1964 – 9 janvier 1965, Galerie Cordier-Ekstrom, New-York.
1966, Galerie Hartmann, Munich.
19 mai – 25 octobre 1987, Collection de l’Art Brut, Lausanne.
mai – juillet 1998, Galerie Chave.
octobre 2000, FIAC Paris.
juillet – septembre 2005, galerie Chave Vence
Été 2007, Abbaye de Beaulieu en Rouergue (Tarn et Garonne).
juillet – novembre 2016, « Eugène Gabritschevsky, un peintre visionnaire », galerie Chave, Vence.
2016-2017 : cycle de 3 expositions : Maison Rouge Paris, Collection de l’art brut Lausanne, American Folk Art Museum New York.
EXPOSITIONS DE GROUPE :
A partir de 1961, à la Galerie Alphonse Chave à Vence.
1980, Collection de l’Abbaye de Beaulieu C.N.M.H.F (Tarn et Garonne).
1989 – 1990, Donation Daniel Cordier, Centre Georges Pompidou, Paris.
1990, Collection de l’Abbaye de Beaulieu.
1995 – 1996, « Passions privées », Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris.
juin – septembre 1996, « Libre comme l’art », Réfectoire des Jacobins, Toulouse.
Été 2005, Donation Daniel Cordier, Les Abattoirs, Toulouse.
Été 2009, « De Dada à demain : l’esprit Chave », Fondation Hugues, musée de Vence.
2015, donation Daniel Cordier, Musée Denys-Puech, Rodez.
BIBLIOGRAPHIE :
« Eugène Gabritschevsky’s Inner Vision », éditions Bayer, 1965, textes Elie-Charles Flamand et Georges Limbour.
« L’Art Brut », éditions Skira, 1975, page 86, texte Michel Thevoz.
« Cahier de l’Art Brut », n°16, septembre 1990, pages 22-35, texte Luc Debraine.
« Donations Daniel Cordier – Le regard d’un amateur », éditions Centre Pompidou, 1989, pages 210 – 258, texte Luc Debraine.
« Eugène Gabritschevsky », catalogue Galerie Chave, 1998, textes Annie Le Brun, Florence Chave, Georges Limbour.
Gabritschevsky, un peintre visionnaire, galerie Chave, 2016, textes Jean Dubuffet, Daniel Cordier, Florence Chave-Mahir, Pierre Wat, Elie-Charles Flamant , Georges Limbour et documents d’archives.
« Eugen Gabritschevsky 1893-1979 », édition Snoeck-2016, à l’occasion des expositions à la Maison Rouge à Paris, à la Collection des l’art brut de Lausanne et à l’American Folk Art Museum de New York.
POÈMES D’AQUARELLE :
les évasions d’Eugène Gabritschevsky.
Eugène Gabritschevsky fut un peintre dont l’oeuvre mystérieuse et fascinante suscite au spectateur averti, comme au profane, un intense étonnement. Qui était cet homme qui, biologiste de renom en Allemagne et aux Etats-Unis, devint, retranché dans un hôpital psychiatrique dès 1929, aquarelliste et dessinateur ? Comment comprendre ces œuvres réalisées sous la violente emprise de la maladie mais qui, pourtant, semblent se distinguer très nettement des peintures d’aliénés inscrites dans les typologies des médecins et des historiens d’art ? La difficulté est bien de comprendre une oeuvre en ne se limitant pas à la simple grille pathologique. Une difficulté accrue par la personnalité mystérieuse de l’auteur qui nous est essentiellement connue par les lettres de son frère Georges. Nous ne disposons pas de description précise de la maladie désignée par le terme conventionnel de schizophrénie, ni de textes de l’auteur, permettant de comprendre le sens qu’il attribuait aux images représentées.
Quelques pistes éclairent, sans pour autant offrir des clés d’interprétation définitives, une oeuvre qui conserve son propre secret. La vie du peintre, avant qu’il ne sombre dans la maladie, retrace un itinéraire particulièrement riche qui en fait un être d’exception. Il est intéressant de retrouver la formation et la culture d’Eugène Gabritschevsky dans ses peintures avant de les considérer comme un fruit de la folie. Tous ces traits sont destinés à éclairer une oeuvre à part entière, prodigieuse par sa richesse et sa diversité.
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Né à Moscou en décembre 1893 et disparu en 1979 à Munich, Eugène Gabritschevsky passa son enfance en Russie. Il était l’un des cinq enfants d’une famille de la haute aristocratie moscovite, son origine sociale et sa formation permettent de mieux comprendre son activité de peintre.
Russe polonais, son père était bactériologue, il avait travaillé auprès de Pasteur à Paris et de Koch et Ehrlich en Allemagne ; de retour à Moscou, il y fonda un institut bactériologique. Eminent scientifique, il élabora un vaccin contre la scarlatine, mais disparut précocement en 1907. La gratitude des russes fut inscrite dans un buste réalisé par Auguste Rodin en sa mémoire. Le métier de ce père influença l’inclination de l’enfant pour la science et de l’étudiant pour la recherche.
Sa mère appartenait à une famille de fonctionnaires supérieurs et de diplomates. Femme intelligente, elle avait conçu le projet d’offrir à ses enfants la meilleure éducation possible, grâce à des précepteurs de langues étrangères, musique, danse, peinture, philosophie et droit. Les enfants s’épanouirent dans un milieu très cultivé ; l’oncle maternel recevait dans sa maison de Moscou les célébrités du temps comme Tolstoï. De plus, la famille réalisa des voyages en France dès 1907 puis en Grande-Bretagne, en Norvège, et en Suède en 1914. Elle avait pour habitude de séjourner durant l’été dans une vaste propriété dans le territoire du Don. Les enfants s’adonnaient alors à la natation, l’équitation, mais aussi à l’observation de la nature. C’est le goût pour la nature et les insectes qui orienta les études d’Eugène, commencées dès le début de la première guerre mondiale. Il suivit à l’Université de Moscou des travaux en biologie qui l’amenèrent à se spécialiser dans la recherche sur l’hérédité.
L’oeuvre scientifique d’Eugène Gabritschevsky débuta en 1924 à l’Université Columbia de New York et fut poursuivie au laboratoire Woods Hole dans le Massachusetts. Abeilles, guêpes, mouches et parasites étaient l’objet de mutations complexes, il en déduisit les prémices des lois de l’hérédité qui n’étaient alors pas encore objets d’études. Aux Etats-Unis, il réalisa des travaux importants auprès du professeur T.H. Morgan, célèbre pour ses recherches sur les chromosomes et les gènes et qui reçut le prix Nobel de médecine en 1933. A l’Institut Pasteur, de 1926 à 1929, Eugène Gabritschevsky travailla sur la compensation de la croissance séparée des membres des araignées. De cette recherche et de sa formation scientifique, il conserva par la suite un grand souci du détail et de la précision.
Ayant quitté la Russie pour les Etats-Unis et la France en 1924, ses travaux de recherche furent interrompus par des troubles du comportement qui nécessitèrent son internement à l’hôpital de Haar près de Munich en 1929. Suivirent alors trente années au cours desquelles furent réalisées de nombreuses gouaches et dessins, témoignages du raffinement de cet homme qui était aussi un peintre.
Ce ne fut pas la maladie qui fit d’Eugène Gabritschevsky un peintre, il l’était déjà bien avant. Son âme de poète et ses dons d’artiste avaient été déjà remarqués au cours des premières années de sa vie.
Son frère Georges raconta comment, enfant déjà, il représentait ses rêves. Il inventait des personnages mystérieux destinés à hanter ses visions nocturnes, les « frères Jelissejelef » se ressemblaient tous… Créés par l’enfant, ils portaient le nom d’une maison d’alimentation de Moscou. Sa faculté de personnifier des noms se retrouve dans une note visible au dos de l’un de ses dessins : « le Mot : l’ornement me rappelle un peu un nom de famille ‘Daragon’ entendu étant enfant pendant les années 1895, 6, 7, 8, etc… Le mot ‘Daragon’ signifiait quelque chose de carré, de concret, d’inconnu comparable à un son qu’on entendrait d’une pièce atténuante, mais auquel on n’aurait pas besoin de penser (une présence familière), presque une plaisanterie… » La faculté de donner une image ou une présence tangible à un nom se révélait ici, comme si l’entreprise de création artistique consistait à réinterpréter le monde dans un langage différent. Il s’agissait bien là d’une démarche artistique toute poétique, née de l’enfance, nourrie des images, des phantasmes et des rêves de cette période de sa vie.
La source essentielle d’inspiration de cette oeuvre est à chercher dans cette fascination pour la nature et son étrangeté. Observateur des dérèglements atmosphériques, le jeune homme réalisa des ciels sombres et mystérieux représentant les profondeurs et l’épaisseur des nuages. La volonté de montrer la Nature, Eugène Gabritschevsky la mentionne dans l’une de ses lettres : « Chaque tableau, qu’il soit fait d’après nature ou qu’il ait pris naissance dans l’imagination de l’artiste est un reflet de lumière. Dans les pièces où le soleil ne pénètre pas directement, on voit, de bon matin, de hideux reflets, pareils à ceux émis par des objets de faïence. D’autre part, il y en a qui sont ardents et chauds, il y en a d’autres qui rient et qui pleurent ou soupirent, et d’autres enfin qui sont indifférents« . L’observation de la nature n’était pas la contemplation passive des éléments mais leur interprétation. Telle était aussi la démarche de l’artiste : montrer sa réalité.
C’est le monde animal qui domina son univers pictural, résurgence de son passé de biologiste. Oiseaux et toutes sortes d’insectes rappelaient que Gabritschevsky avait une âme d’entomologiste. Ses rêveries d’enfant face aux paysages du sud de la Russie se reconnaissent dans maints dessins. Ainsi au dos de l’un d’eux est écrit : « Au bord des rivières en Russie du Sud poussent des chardons géants, motifs décoratifs pour un rêve. (…) Un très grand coléoptère vert à trompe se pose toujours sur ces fleurs bleu clair en forme de boule. Il se cramponne et ne veut pas les lâcher. On désirerait beaucoup de variantes de ce tableau« . Insectes et papillons, réalisés avec un immense raffinement, peuplaient l’univers mental d’Eugène Gabritschevsky. Dans ces ailes constellées de points multicolores, dans les multiples formes qui rappelaient le règne aérien, se découvraient l’amour et la science de ce peintre pour la nature.
Les premières oeuvres montrèrent les qualités de dessinateur du jeune homme. Ayant recours à la technique du clair-obscur, il réalisa au pastel des paysages, des levers et couchers de soleil, la vie d’un flocon, ou les animaux du Yellowstone Park aux Etats-Unis en 1927. La principale de ses influences fut celle de son professeur de peinture qui appartenait à l’école naturaliste de Moscou. Mais chercher les influences auxquelles l’artiste fut soumis est tâche bien difficile : il ne suivit à proprement parler aucune étude d’histoire de l’art, ni aucune école de peinture.
Toute cette oeuvre fut nourrie des expériences et des émotions passées, l’enfance, la vie moscovite et la recherche scientifique. Elles lui permettaient, transformées par les brumes de la maladie, de s’évader de sa claustration.
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Lorsque la vie de ce brillant scientifique bascula dans la démence, il fut interné dans l’hôpital psychiatrique de Haar en Allemagne. La crise fut provoquée au retour des Etats-Unis par un amour impossible avec une américaine dont le divorce durait trop. Mais il se peut que le contexte de la Révolution de 1917 dont Gabritschevky redouta les violences, puis l’émigration en Europe et aux Etats-Unis et enfin la mort de sa mère en 1930, affectèrent la sensibilité de son caractère.
Reclus dans sa cellule avant de bénéficier des progrès de la médecine, la peinture lui permettait d’échapper à l’enfermement de sa maladie. Dans l’urgence de s’exprimer, il se procurait journaux ou papiers calque avec l’aide de ses infirmières. Naquit de cet état de crise un univers profondément tourmenté, habité de monstres et de démons, d’apparitions étranges souvent reconnaissables dans le détail de minuscules dessins. Les traces de la maladie, celle qui transforme les images mentales du patient, apparaissent dans ces visages hydrocéphales qui remplissent toute la feuille de leur pâleur, monstres ephémères qu’il nous semble avoir déjà rencontrés dans des cauchemars et qui ressemblent à ceux peints par Henri Michaux sous l’emprise de la mescaline. Bien des caractères de « l’art des fous » se reconnaissent dans ces oeuvres : leur impulsivité, leur inégale qualité, une soudaine tendance à l’abstraction, les traits violents du dessin permettant le défoulement du peintre. Mais si cette perspective particulière liée à son état est essentielle, elle ne doit pas empêcher de comprendre cette oeuvre pour elle-même, car comme Diderot le soulignait dans ses salons, « il n’est pas de grand artiste sans un coup de hache dans la tête« .
L’oeuvre d’Eugène Gabritschevsky est singulière par son unité et sa richesse. La composition de la plupart des gouaches répond à quelques principes que l’on retrouve au gré des dessins. De petits formats, manifestant un méticuleux goût du détail, ont été réalisés avec une attention extrême. Ils surprennent ainsi par l’univers précieux qui en surgit. Le spectateur, pour en comprendre toute la finesse, ne doit omettre d’en lire aucun signe, aucun trait, aucune touche subtile. Ils ont été réalisés parfois à l’aide de la technique de l’enlevage qui consiste à retirer une partie de la peinture avec un objet pointu. Composés d’à plats et de monotypes qui permettent d’obtenir des formes par l’application d’un papier ou d’un morceau de verre, les fonds sont le fruit d’une grande dextérité. Cette méthode révèle une maîtrise de l’activité du peintre et une incessante adaptation au hasard créé par ces griffures, effaçages et empreintes.
Le microcosme né de cette créativité est inspiré de la vie des insectes et s’inscrit dans un cadre, composé d’étranges rideaux, semblable à une scène de théâtre.Tout porte à croire que le peintre réalisait dans son art, le projet d’un spectacle permanent destiné à animer le quotidien monotone de son hôpital. La scène poétique du dessin montre alors parfois des danseuses apprêtées, princesses de théâtre, qui ne sont ailleurs que de fugitives apparitions composées d’un trait de pinceau. Le dessin semble donc le plus souvent être un événement pour ne pas dire une fête, célébré avec un luxe de mise en scène, grâce à laquelle l’image s’inscrit dans un cadre tout en semblant s’en échapper.
Quelques personnages se retrouvent fréquemment dans cet univers. Les plus intenses de ces figures sont les femmes. L’intérêt du peintre pour le monde des insectes semble le disputer à la fascination pour la féminité. Parfois déesses de la nature confondues dans d’étranges nuages, elles menacent lorsqu’elles deviennent femmes-loup. Comme dans les brumes d’un rêve, une poitrine généreuse devient ailleurs paysage. Fascinantes enfin, ces souveraines d’une chambre vaporeuse ; terrifiantes, les mantes religieuses, les femmes font partie de cette étrange fête. Si elles sont reconnaissables, d’autres personnages, sibyllins, se perdent dans l’anonymat de la foule. C’est la foule oppressante du monde, celle qui, peut-être, assiste au spectacle, et qui semble hanter par sa présence compacte l’âme du peintre. Inévitable, elle apparaît dans des architectures, dans les entrelacs d’un ornement et remplit la feuille du dessin. Aux femmes et aux foules s’ajoute enfin le motif des formes étranges, inspirées du monde animal, comme les oiseaux-poissons, les insectes aux yeux écarquillés ou à la bouche béante. Ces étranges personnages proches de ceux inventés par Jérôme Bosch sont les plus nombreux. Tous différents et procédant d’une sorte de recomposition du monde, ils créent par leur présence l’unité de cette oeuvre, la tonalité dominante de ces dessins.
L’univers si personnel et si profond de ce peintre ne connait pas d’équivalent dans l’art. Pourtant des rapprochements avec l’art romantique et certaines formes du surréalisme peuvent être éclairants.
Fasciné dans son enfance par les aventures mystérieuses racontées par Hoffmann et E. A. Poe, Eugène Gabritschevsky réalisa son oeuvre sous le signe de l’étrange. L’esprit romantique s’impose dans ces images parfois sombres et effrayantes… « Alors cet oiseau d’ébène induisant ma triste imagination au sourire, par le grave et sévère décorum de la contenance qu’il eut : « Quoique ta crête soit chenue et rase, non ! dis-je, tu n’es pas, pour sûr, un poltron, spectral, lugubre et ancien Corbeau errant loin du rivage de Nuit – dis-moi quel est ton nom seigneurial au rivage plutonien de Nuit. Le Corbeau dit : « Jamais plus » « . Dans ce poème d’Edgar Poe, Le Corbeau, se retrouvent quelques aspects de cette oeuvre. Revenant souvent à l’image de l’oiseau, Eugène Gabritschevsky le montre séduisant et captivant, car il peut successivement se transformer en mauvais présage, ou en souvenir de l’enfance. Menaçant, il est aussi annonciateur de la crise, de cette terrible sensation du « Jamais plus » énoncée par le poète et qui résonne comme l’angoisse imposée par la maladie. Obscurité, terreur et solitude se ressentent parfois avec autant d’intensité que dans le poème, dans les gouaches du peintre. Ce romantisme là est inquiétant et fantastique, il se rapproche du Cauchemar peint par Füssli en 1791. Mais la parenté d’esprit est aussi lisible avec les dessins de Victor Hugo qui nous révèlent un univers sombre et tourmenté, dominé de châteaux visités par d’étranges apparitions. Il n’est qu’à voir ces paysages embrumés d’Eugène Gabritschevsky dans lesquels apparaissent aussi des formes fugitives pour sentir le romantisme de ce peintre.
Alors que la lecture romantique de l’oeuvre soulignait son atmosphère particulière, le rapprochement avec le surréalisme permet d’identifier des trouvailles semblables ou comparables. La maladie mentale a, en effet, pu affranchir le peintre d’un certain nombre de codes, lui permettant des audaces proches de celles réalisées par les artistes du mouvement Dada ou du surréalisme. Lorsque Jean Starobinski décrit la démarche qui préside à la création des aliénés, il évoque leur façon de résumer les choses, de procéder inconsciemment à des pirouettes picturales : « ces imagiers ne sont-ils pas des petits maîtres dont le caprice ingénieux déforme à merveille les formes reçues, s’avance au-delà des représentations devenues conventions, les figure selon son bon plaisir ? » Ainsi, même si la démarche diffère de celle des surréalistes qui avaient pour entreprise consciente de transformer le monde à l’aide de l’imagination, le résultat peut être comparable. La maladie d’Eugène Gabritschevsky aviva son imagination, le poussa à créer un monde poétique dans lequel les lois de la représentation et des symboles étaient transfigurées. S’il ne fut pas surréaliste, s’il ne vit probablement jamais d’oeuvres de Max Ernst, il semble pouvoir cependant s’inscrire dans une même famille artistique. Cette perspective permet de lui faire échapper à la typologie médicale qui, sans être inexacte, ne rend pas compte de la profondeur et de la qualité de son oeuvre.
L’auteur de cette oeuvre ne fut donc pas seulement un aliéné pour qui la peinture était une thérapie comme une autre, il fut surtout un peintre d’une grande finesse qui nous livra un intense univers poétique.
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Oiseaux, femmes ou insectes peuplent de manière obsédante le monde qu’Eugène Gabritschevsky nous dévoile. Ses oeuvres, et elles seules, nous permettent de répondre à la question de savoir qui était cet homme. Malade, il le fut, certes, mais il fut aussi un surprenant artiste, à qui le talent permit quelques moments de grâce, qui nous font accéder à un monde de l’étrange et de la poésie. Un monde touchant parce que fragile et environné plus que d’autres par un profond mystère. C’est le mystère et le secret de cette oeuvre qu’il faut savoir garder, en voyant, en sentant, sans pouvoir l’expliquer l’intériorité blessée qu’elle nous livre.
Florence Chave-Mahir, professeur agrégée d’histoire, docteure en histoire.